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Mae West ou la quintessence du double sens

 

 

Une silhouette aux formes rebondies, une allure flirtant dangereusement avec la vulgarité, un visage sans réel charme, un accent banlieusard prononcé et une voix de poissonnière… Mae West, qui connut son heure de gloire dans les années 1930, la quarantaine déjà bien sonnée, fut pourtant surnommée « l’impératrice du sexe ». Et collectionna les hommes ! Celle qui excellait dans l’écriture de dialogues à double sens passa une grande partie de sa carrière sur scène et derrière les caméras à déjouer la censure et à choquer le bourgeois. Ennemie jurée des puritains de tous bords, cette enfant de Brooklyn n’aimait rien tant que la controverse.

Le rêve d’une mère

Mary Jane West, la future Mae West, naquit au domicile familial le 17 août 1893 à Brooklyn, un faubourg de New York. C’est sa tante, sage-femme, qui la mit au monde. Le bébé avait pour parents John Patrick West, descendant d’Irlandais et d’Écossais, et Matilda (dite « Tillie ») Delker, venue de Bavière avec toute sa famille en 1886. Boxeur plus connu pour ses combats de rue que pour ses succès sur le ring, John Patrick West était surnommé « Battlin’ Jack ». Sorte d’homme de mainde la pègre locale et des petits patrons de son quartier, il créa par la suite sa propre agence de détectives.

Tillie, elle, rêva toute sa jeunesse durant de devenir actrice, mais ses parents l’en dissuadèrent, désapprouvant son choix. Pour eux, leur fille devait être couturière. Tillie obtempéra, mais laissa tomber en secret ce métier qui ne lui plaisait pas pour devenir mannequin. Ayant au final dû renoncer aussi à cette profession en raison de son mariage, la mère de la future star rêva longtemps de faire carrière dans le spectacle. Sa fille chérie l’aida grandement à atteindre son but par procuration.

Une passion pour la musique et la danse

Devenue l’aînée après le décès de sa grande sœur Katie, Mary Jane accueillit une petite sœur, Mildred, puis un petit frère, John. La fratrie grandit dans différents quartiers de Brooklyn, au gré des déménagements de ses parents. Dès l’âge de trois ans, celle que sa famille avait surnommée May — l’orthographe « Mae » viendrait plus tard —, montra de réelles prédispositions pour le spectacle, imitant à la perfection son entourage. Ravie par ces prédispositions artistiques, sa mère l’emmena souvent au music-hall et l’enfant se montra passionnée par la musique et la danse. Elle se découvrit même une première influence : celle d’un artiste afro-américain, Bert Williams, qui pratiquait à la perfection l’art des répliques à double sens à propos de la ségrégation des Noirs.

Dès ses cinq ans, Mary Jane monta pour la première fois sur scène, se produisant lors d’un événement organisé par l’église locale. Persuadée que sa fille pourrait vivre de son art, et sans doute mue par ses propres espoirs déçus, Tillie inscrivit Mae West dans une école de danse, en dépit de la désapprobation de « Battlin’ Jack ». La petite fille était la préférée de sa mère, qui ne l’élevait pas de façon stricte, à la mode victorienne, mais au contraire la laissait s’exprimer à sa guise. Sous le nom de « Baby May », l’enfant prouva la réalité de ses dons dans des spectacles de vaudeville amateur. Elle remporta même des prix, et du même coup tous les suffrages de son père, enfin conquis lui aussi. Il devint son plus fervent supporter.

Mae West se trouva sacrée professionnelle du music-hall dès ses quatorze ans. Sa mère cousait tous ses costumes de scène et gérait ses contrats. Devenue l’imprésario de sa fille, Tillie entra ainsi à sa manière dans le monde du spectacle elle aussi. Même si les tenues de scène de Mae étaient celle d’une jeune fille digne d’un couvent, les connotations sexuelles des paroles qu’elle interprétait n’avaient, elles, rien d’innocent. En réalité, Mae n’avait pas sa langue dans sa poche et était très précoce.

Une jeune fille précoce

À seize ans, la jeune fille fit la connaissance de Frank Wallace, un artiste de music-hall, lui aussi chanteur et danseur, mais employé par une troupe. Tillie y vit la possibilité pour sa fille de former avec cet homme un duo qui se produirait ainsi dans de nombreuses villes des États-Unis, au gré des dates prévues par la troupe. Mae suivit donc Frank dans le Midwest, où ce dernier aurait demandé la jeune fille en mariage. Mais celle-ci refusa, préférant les aventures sans lendemain avec d’autres membres de la troupe. Avertie cependant par l’une de ses collègues plus âgées sur les bienfaits du mariage en cas de grossesse non désirée, Mae changea apparemment d’avis. Le mariage eut lieu dans le plus grand secret le 11 avril 1911 à Milwaukee, dans le Wisconsin. Cependant, dès le retour de la troupe à New York, Mae rompit avec Frank. Leur union ne fut pourtant pas dissoute. Et ce n’est qu’en 1935 qu’elle fut connue du public ! Le couple finit par divorcer en 1942.

Premier grand succès pour Mae West

À dix-huit ans, Mae auditionna pour sa première revue à Broadway. Même si le spectacle fit long feu, un critique du New York Times la remarqua et chanta ses louanges dans son article. En 1913, elle s’amouracha d’un autre artiste de music-hall, un accordéoniste d’origine italienne du nom de Guido Deiro. Les deux tourtereaux, dont la relation était passionnelle, s’arrangeaient pour jouer dans le plus de spectacles possible ensemble. Ils ne cachaient pas la nature volcanique de leur liaison, les manifestations sans vergogne de leur désir et de leur jalousie maladive n’échappant à personne. Le couple envisagea brièvement d’officialiser cette union, mais Tillie, qui n’avait que peu d’estime pour les amoureux du monde du spectacle, s’y opposa fermement. Elle dissuada même sa fille de revoir son amant, que Mae finit par quitter.

À vingt-cinq ans, en 1918, elle connut son premier réel grand succès public dans la revue Sometime, où elle se trémoussait au rythme d’un « shimmy », une danse à la mode, secouant en avant et en arrière ses épaules en cadence, ce qui faisait remuer avantageusement sa généreuse poitrine. Cette audace lui valut la couverture d’une partition pour la chanson « Ev’rybody Shimmies Now », très populaire à l’époque. Cependant, l’heure de gloire de Mae n’était pas encore totalement arrivée…

Prison pour atteinte aux bonnes mœurs

Aucune pièce ou spectacle n’étant à la mesure de son ambition et de son exhibitionnisme, la jeune femme s’essaya finalement avec succès à l’écriture pour le théâtre, mais sous un pseudonyme : Jane Mast. Sa pièce intitulée Sex fut présentée au public en 1926. L’actrice de trente-trois ans s’octroya bien sûr le rôle principal. Elle signa aussi la mise en scène et produisit le tout. Si la critique la vilipenda, la foule se pressa en masse au théâtre.

Scandalisée par les propos osés de la pièce, la municipalité s’opposa au maintien du spectacle et la dramaturge écopa le 19 avril 1927 de dix jours de prison pour atteinte aux bonnes mœurs et corruption de la jeunesse. La couverture médiatique de l’incident gonfla la popularité de l’actrice, qui dîna même avec le directeur de la prison et sa femme. Sortie de sa geôle au bout de huit jours, elle prétendit même avoir été autorisée à porter des dessous de soie…

Les sanctions n’effrayant pas notre artiste, bien décidée à s’exprimer librement, Mae West récidiva dès sa sortie de prison, écrivant (toujours sous le même pseudonyme) une nouvelle pièce, The Drag. Le thème ? L’homosexualité. Les pressions de la New York Society for the Suppression of Vice l’empêchèrent cependant de monter le spectacle à New York.

Bien que ne se disant pas féministe, Mae West défendit toute sa vie le mouvement de libération de la femme et les droits des homosexuels. En dépit de l’adversité, elle continua à écrire ses pièces osées, comme The Wicked Age, Pleasure Man ou encore The Constant Sinner. En général, elle rédigeait deux textes. La version plus acceptable était jouée quand ses indicateurs la prévenaient de la présence d’un agent de la brigade des mœurs parmi les spectateurs.

Premier rôle à Hollywood

Tous ces scandales à répétition étaient en tout cas très profitables à son tiroir-caisse : ses pièces ne désemplissaient pas. Ainsi en 1928, Mae incarna sur scène Diamond Lil’, l’histoire d’une femme des années 1890 aux mœurs légères, qui connut un énorme succès à Broadway. À tel point que Hollywood commença à s’intéresser à elle. Bien que notre actrice approchât fortement de la quarantaine, la Paramount lui proposa un contrat en 1932. Qu’elle négocia de main de maître en obtenant même le droit de réécrire ses répliques.

Elle mit ce privilège de suite à exécution dans son premier film, Night After Night, où elle n’avait pourtant qu’un petit rôle. Ainsi, dans l’une de ses rares scènes, l’employée d’un vestiaire s’exclama : « Bonté divine, que vous avez de beaux diamants ! » ; à quoi Mae répliqua : « La bonté divine n’a rien eu à voir là-dedans ma chérie ! » (« Goodness had nothing to do with it, dearie ! ») Son partenaire masculin, George Raft eut cette réflexion : « Elle a tout volé sauf les caméras ! »

En lutte contre la censure

En 1933, Mae West renomma Diamond Lil’, son fameux personnage, Lady Lou, pour en faire une héroïne de cinéma dans She Done Him Wrong, face à Cary Grant — dans l’un de ses premiers rôles principaux. Elle y lança sa réplique la plus connue : « Why don’t you come up sometime and see me? » Le succès fut tel que les recettes sauvèrent la Paramount de la faillite. Le couple star reprit le flambeau la même année dans I’m No Angel, un triomphe également, le plus important de la carrière cinématographique de la jeune quadragénaire. Sans doute grâce à des phrases comme : « When I’m good, I’m very good. But when I’m bad, I’m better » ou « It’s not the man in your life that matters but the life in your man ». En 1935, Mae West était la personne la mieux payée aux États-Unis, juste après le magnat de la presse William Randolph Hearst — le modèle d’Orson Welles pour Citizen Kane !

En 1934, le fameux Code Hays, destiné à lutter contre la débauche et les mauvaises mœurs, suite à de nombreux scandales — comme celui de Roscoe « Fatty » Arbuckle —, entra en vigueur à Hollywood. Résultat : pendant vingt-deux ans, il fut interdit au cinéma de montrer un couple ensemble dans un lit. Même les personnages de couples mariés devaient être filmés dans deux lits séparés. Et quand l’un était couché, l’autre ne pouvait pas toucher le lit, ni même effleurer les draps avec sa jambe ou son bras par exemple. Aucune nudité n’était tolérée et les dialogues devaient rester chastes.

Le Code Hays visait tout particulièrement les dialogues et les scènes osés des films de Mae West. Qu’à cela ne tienne ! Notre actrice était une vétérante de la lutte contre la censure. Elle s’en donna à cœur joie pour insuffler encore plus de double sens dans ses textes. Son film suivant, tout d’abord intitulé It Ain’t No Sin, dut cependant être rebaptisé Belle of the Nineties. Elle accepta cette concession mais insista auprès du studio pour que Duke Ellington et son orchestre soient engagés. Accompagnée par eux, elle chanta « My Old Flame », devenu un classique.

Le poison du box-office

Avec le succès vinrent aussi les ragots. La presse eut vite fait de découvrir et de révéler le mariage caché de Mae West. Bien qu’elle niât farouchement au début, elle fut assez vite obligée de reconnaître la vérité, les preuves ne tardant pas à être apportées. Son long-métrage suivant, Klondike Annie, qui traitait de religion et d’hypocrisie, fit au mieux pour contourner la censure. C’était compter sans d’autres obstacles. Très critiqué par William Randolph Hearst pour des raisons morales, le film vit toute publicité interdite dans les très nombreux journaux du grand patron. En dépit de ces obstacles, Klondike Annierencontra le succès. Il reste considéré comme l’un des moments culminants de la carrière cinématographique de Mae.

Vers la fin des années 1930, l’étoile de l’actrice commença à pâlir. À la suite de plusieurs échecs, elle fut citée en 1938 dans un article consacré aux acteurs multipliant les fours, intitulé « Box Office Poison ». À ses côtés, le journaliste lista Greta Garbo, Fred Astaire, Katharine Hepburn ou encore Marlene Dietrich. Autant dire qu’il se trompait… Cependant, les patrons du studio prirent ces allégations au sérieux. Mae West quitta alors la Paramount, lassée des assauts des censeurs. On entendit sa voix en décembre 1937 à la radio sur NBC, dans l’émission d’un célèbre ventriloque, Edgar Bergen, dans deux sketches humoristiques. Son sens de l’humour et ses répliques osées firent le bonheur des auditeurs, mais déclenchèrent l’ire des ligues de bonne vertu, qui se déchaînèrent contre elle. NBC lui ferma toute apparition dans ses émissions.

Des gilets de sauvetage à son nom

En 1939, Universal proposa à Mae un rôle dans My Little Chickadee, face au comique W. C. Fields. Désireuse de relancer sa carrière, l’actrice accepta, espérant renouveler le succès connu par Marlene Dietrich face à James Stewart dans Destry Rides Again. Le film sortit en 1940, en dépit de la mésentente entre ses deux têtes d’affiche, qui se disputèrent en permanence sur le plateau lors du tournage, notamment sur le scénario. Le long-métrage remporta seulement un succès d’estime et la tentative suivante de Mae, The Heat’s On, pour la Columbia, s’avéra un échec.

L’actrice laissa alors de côté ses ambitions cinématographiques pour un quart de siècle. Sa renommée ne disparut pas pour autant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, son buste inspira l’armée aérienne britannique, dont certains membres surnommèrent leur gilet de sauvetage des « May West », pour rimer avec « breast » (« poitrine »). Quelques années auparavant, en 1937, Salvador Dalí, qui la trouvait fascinante, créa quant à lui un canapé surréaliste, baptisé « Mae West Lips Sofa », en hommage à la bouche de notre (fausse) blonde.

Mae West, star du rock

À cinquante ans, Mae décida donc de prendre sa retraite cinématographique et reprit du service à Broadway, endossant notamment le costume de la Grande Catherine en 1944. Toujours grande mangeuse d’hommes devant l’Éternel, elle s’entoura d’une garde impériale composée d’Adonis tous plus musclés les uns que les autres. Puis elle se produisit à Las Vegas à partir de 1954, chantant entourée là encore d’hommes peu vêtus et à la musculature digne d’un Monsieur Univers. Parmi eux, Mickey Hargitay, récipiendaire du titre en 1955, sur lequel notre matrone de soixante ans avait des vues. Le Hongrois aux pectoraux d’acier lui fut cependant « volé » par une certaine Jayne Mansfield. Mae se remit vite de sa déception, jetant son dévolu sur un autre danseur, un certain Monsieur Californie, ancien membre de la marine marchande. Chester Rybinski, de trente ans son cadet — qui se fit appeler plus tard Paul Novak —, devint son amant et resta à ses côtés jusqu’à la disparition de Mae.

En 1959, l’actrice publia son autobiographie, Goodness had nothing to do with it — un clin d’œil à la fameuse réplique de Night After Night. Le livre se vendit comme des petits pains. Pendant la décennie suivante, voulant vivre avec son temps, la septuagénaire participa à de nombreuses émissions télévisées et enregistra même des disques de rock’n’roll, comme Way Out West en 1966. Y figurait la chanson « Daytripper », écrite par John Lennon et Paul McCartney ! Elle récidiva avec Great Balls of Fire, où elle reprit le célèbre « Light My Fire » des Doors. Le disque sortit en 1972.

Le dernier souffle de Diamond Lil’

Deux ans auparavant, Mae West fit son grand retour au cinéma dans Myra Breckinridge, d’après l’œuvre de Gore Vidal, aux côtés de Raquel Welch, Farrah Fawcett et du débutant Tom Selleck dans un petit rôle. Même s’il ne parvint pas à toucher le grand public, ce film devint culte. Puis en 1978, Mae s’attaqua à son dernier long-métrage, Sextette, dont le scénario était basé sur une pièce qu’elle avait écrite, avec notamment Tony Curtis, Ringo Starr et Alice Cooper. Toujours en verve, l’octogénaire y dit sans doute sa plus fameuse réplique : « Is that a pistol in your pocket or are you just glad to see me? » — sans doute un clin d’œil à tous ceux qui lui avaient attribué ces mots des décennies auparavant, mais à tort…

Gageons que cette phrase, prononcée par n’importe quelle autre mamie, n’aurait pas fait se lever un sourcil. Mais comme il s’agissait de Mae West, les réactions furent tout autres. Les conditions de tournage furent cependant difficiles, notamment pour la star principale, dont la vue faiblissait et qui ne savait plus toujours où elle était, ni ce qu’elle y fabriquait… À sa sortie, l’ovni Sextette fit un flop.

En août 1980, Mae fut victime d’une première attaque. Celle qui avait tant aimé s’exprimer ne pouvait plus parler. En septembre, elle en subit une seconde : le côté droit de son corps se retrouva paralysé. Pour couronner le tout, la vieille femme attrapa une pneumonie. Diamond Lil’ rendit son dernier souffle le 22 novembre dans sa maison. Elle avait quatre-vingt-sept ans.