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John Kennedy Toole, l’auteur maudit du génial La Conjuration des imbéciles

 

 

La conjuration des imbéciles est un roman inclassable, à la fois hilarant et grinçant, qui met en scène Ignatius J. Reilly, un personnage principal particulièrement pathétique, irritant et repoussant. Ce joyau de la littérature américaine, portrait frappant d’une Nouvelle Orléans plus vraie que nature, et dont les thèmes sont encore d’actualité, faillit ne jamais être publié. Il parut en effet onze ans après la mort de son auteur, John Kennedy Toole, grâce à la seule ténacité désespérée de la mère de ce dernier.

Une vive intelligence

John Kennedy Toole naquit le 17 décembre 1937 à La Nouvelle Orléans, seul enfant d’un couple de la classe moyenne, Thelma, qui donnait à domicile des cours de musique et de prise de parole en public, et John Toole, un vendeur de voitures. Rapidement, sa mère exerça une emprise très forte sur le petit garçon, choisissant ses amis et contrôlant tous ses faits et gestes. Ainsi, celui que sa famille avait surnommé « Ken », insista toute sa vie pour être appelé John. En vain… Plus éloigné de fait de son père, l’enfant partageait quand même avec lui une passion pour le baseball et les voitures. Il fit rapidement montre d’une vive intelligence, ainsi que d’une aptitude particulière et d’un goût prononcé pour les activités artistiques. Dès qu’il eut 10 ans, sa mère en fit la vedette d’un petit groupe d’acteurs en herbe, l’encourageant aussi à présenter une émission de radio pour enfants et à prendre la pose pour des publicités dans les journaux.

L’anglais pour passion

Une fois au lycée, très doué pour imiter ses camarades et excellent dessinateur, John Kennedy Toole écrivit pour le journal de son établissement, devenant même chef de rubrique, tout en obtenant d’excellentes notes dans toutes les matières. Pendant son année de terminale, il entreprit l’écriture de son premier roman, The Neon Bible, qu’il envoya chez plusieurs éditeurs, sans succès. Diplômé du lycée à seize ans, il reçut une bourse pour étudier à l’Université Tulane, à La Nouvelle Orléans. Alors qu’il se destinait à devenir ingénieur, sur les conseils de son père, il changea rapidement son fusil d’épaule, préférant se consacrer à l’étude de l’anglais, sa véritable passion. Rédigeant des articles et dessinant pour le journal de l’université, il se mit à fréquenter les clubs de blues du Quartier Français notamment.

Un paradoxe vivant

Une fois son diplôme décroché haut la main, John Kennedy Toole partit en 1958 pour la Grosse Pomme étudier la littérature anglaise à la prestigieuse université de Columbia. Il rentra en Louisiane un an plus tard, afin d’enseigner à l’université de Southwestern Louisiana, où ses collègues louaient souvent son sens de l’imitation, le trouvant très spirituel. C’est là que le futur auteur fit la connaissance d’un professeur d’anglais très excentrique, Bob Byrne, qui, selon certains, l’aurait inspiré pour la création d’Ignatius. Les deux hommes aimaient à discuter du dialogue de philosophie Consolation de philosophie, écrit vers 524 par le philosophe et homme politique Boèce — un ouvrage auquel fait souvent référence Ignatius dans La conjuration des imbéciles. Tout comme ce personnage de fiction, Bob Byrne reconnaissait sans vergogne avoir un baobab dans la main, portait constamment vissée au crâne une casquette en tweed, et jouait du luth. Pourtant, d’après ce même Byrne et d’autres amis de John, la véritable inspiration pour Ignatius était l’auteur lui-même : un être à la fois extraverti et discret, un écorché vif en colère contre la terre entière aux manières très policées, un homme incapable de savoir s’il aimerait mettre une femme ou un homme dans son lit. Bref, un paradoxe vivant.

Alcool et dépression

En 1960, on proposa à John Kennedy Toole d’enseigner au Hunter College, à New York. À vingt-deux ans, il devint ainsi le plus jeune professeur de toute l’histoire de l’établissement, tout en étudiant de nouveau à l’université de Columbia, dans l’espoir de décrocher un doctorat. Ce beau parcours fut malheureusement interrompu par l’armée de l’Oncle Sam, qui l’enrôla pour effectuer son service militaire en 1961. John, qui parlait très bien l’espagnol, fut envoyé pour deux ans à San Juan, à Porto Rico, pour enseigner l’anglais aux troupes hispaniques. Là encore, le jeune homme fit montre d’une adaptation phénoménale à son environnement, montant allègrement les échelons. Il fut nommé sergent en moins d’un an, recevant moult médailles et autres distinctions. Cela lui valut d’obtenir un bureau pour lui tout seul, un privilège qu’il avait eu en ligne de mire depuis son arrivée afin de pouvoir s’isoler pour écrire en toute tranquillité. Cependant, le jeune homme s’ennuyait et se laissa souvent tenter par l’alcool pour noyer sa solitude. Si ces abus le plongèrent dans un semblant de dépression, ils ne l’empêchèrent pas de commencer à rédiger son futur chef-d’œuvre.

Retour en Louisiane

Thelma et John Toole traversaient alors de grandes difficultés financières et leur cri d’alarme permit à leur fils de rentrer plus tôt aux États-Unis. Son père souffrait de surdité et était pris d’accès de peur totalement irraisonnée, secoué par des crises de paranoïa. Bien qu’on lui ait proposé de retrouver son poste à New York, John Kennedy Toole préféra rester donc en Louisiane auprès de ses parents. Il accepta un poste d’enseignant dans un établissement d’enseignement supérieur catholique pour femmes, le Dominican College. Les bonnes sœurs l’adoraient, appréciant son charme et ses bonnes manières. Cet emploi l’occupant moins de onze heures par semaine, John put reprendre l’écriture de La conjuration des imbéciles et passer du temps avec ses amis musiciens.

Un roman ovni et désopilant

En août 1962, la disparition prématurée de Marilyn Monroe, qu’il vénérait jusqu’à l’obsession, ébranla totalement John Kennedy Toole, en attendant le coup fatal, qui acheva de le faire basculer dans une profonde dépression : l’assassinat du président John F. Kennedy le 23 novembre de l’année suivante. Cessant totalement d’écrire, il tenta de soigner ses démons dans l’alcool. Mauvais calcul. Sortant de son marasme, il reprit l’écriture en février 1964 et acheva enfin son roman. Ce livre a donc pour personnage principal et antihéros Ignatius J. Reilly, un jeune homme obèse, paresseux, misanthrope et très imbu de lui-même, une contradiction sur pattes qui déplore la disparition des bonnes manières tout en passant son temps à roter. Comme John, Ignatius est surdiplômé ; il s’imagine en auteur, mais n’a jamais rien publié ; et il vit encore chez sa vieille mère, Irene, qui le couve jusqu’à l’étouffer. Dénonçant déjà la société de consommation ou encore les emplois sous-payés, ce roman anticipe aussi la mode de l’autofiction, l’auteur ayant livré dans son texte beaucoup de réflexions et d’événements en réalité personnels. La conjuration des imbéciles est surtout désopilant de la première à la dernière page et livre une peinture haute en couleurs de La Nouvelle Orléans, jusqu’à son fameux accent/dialecte dénommé « yat ».

Négociations éditoriales

Sûr de son talent, John Kennedy Toole s’empressa d’envoyer à la grande maison d’édition américaine Simon & Schuster son manuscrit. Séduit par sa lecture, l’éditeur Robert Gottlieb, celui-là même qui avait encouragé Joseph Heller à terminer Catch 22, contacta John. Les deux hommes échangèrent sur le manuscrit pendant deux ans ! En effet, Gottlieb, qui croyait dur comme fer au talent de John, n’était cependant pas convaincu par la forme de La conjuration des imbéciles. Malheureusement, les révisions qu’il demanda au jeune auteur ne semblaient pas faisables à ce dernier. Très fier d’intéresser une aussi prestigieuse maison d’édition, John garda pourtant espoir. Fin 1964, Gottlieb lui annonça qu’il avait fait lire son roman à un grand agent, celui de Joseph Heller et de Thomas Pynchon. Si les deux experts se délectaient du comique irrésistible du livre, ils soulignèrent les mêmes défauts, notamment celui selon lequel l’ouvrage ne traitait au final d’aucun sujet en particulier. Cependant, l’éditeur assura John qu’il croyait toujours en ses capacités à apporter les corrections nécessaires à la publication du roman. Refusant de modifier une ligne, John prit l’avion pour New York pour tenter de convaincre Gottlieb. L’éditeur étant absent, le jeune auteur ne put que s’entretenir avec l’un de ses collaborateurs. Très déçu, John rentra à La Nouvelle Orléans. Les deux hommes échangèrent ensuite au téléphone, chacun campant toujours sur ses positions. L’éditeur envoya un nouveau courrier à John, lui assurant qu’il croyait en lui. Début 1966, ils échangèrent une dernière fois par écrit, en vain. Aucun d’entre eux n’ayant changé d’avis, La conjuration des imbéciles tomba aux oubliettes.

 

Nouveau revers

Le refus de Gottlieb de publier le livre en l’état fut pour John Kennedy Toole un coup terrible, une atteinte à son talent qui le rendit très malheureux. Laissant le manuscrit prendre la poussière au-dessus d’une armoire dans sa chambre, le jeune homme se concentra sur ses cours au Dominican College. Il reprit même l’écriture, démarrant un nouveau roman, The Conquering Worm, en référence au poème du même nom d’Edgar Allan Poe. Thelma, désireuse que son fils tente sa chance auprès d’un autre éditeur, insista pour qu’il fasse lire La conjuration des imbéciles à un journaliste et éditeur pour un quotidien du Mississippi, qui enseignait alors le temps d’un semestre à l’université de Tulane. Ce lecteur ne sembla pas très intéressé par les aventures d’Ignatius, même s’il complimenta John pour son travail. Ce dernier, furieux contre sa mère de l’avoir envoyé au casse-pipe, prit encore plus mal ce nouveau rejet.

Délire de persécution

Pendant l’automne 1967, son ami de l’armée, David Kubach, vint lui rendre visite. À cette époque, John Kennedy Toole ne sortait pratiquement plus de la maison familiale, hormis pour assurer ses cours. Pendant son séjour, David remarqua ses fréquents accès de paranoïa. L’assassinat en avril 1968 de Martin Luther King, puis deux mois plus tard de Bobby Kennedy aggravèrent son cas. D’autres amis de longue date notèrent aussi que John était de plus en plus en proie à un délire de persécution. Il alla ainsi jusqu’à imaginer qu’une femme, dont il pensait à tort qu’elle était employée par Simon & Schuster, complotait pour voler son manuscrit et le faire publier sous le nom de son mari, l’auteur George Deaux. Buvant plus que de mesure, l’écrivain malheureux prit aussi énormément de poids — pour ressembler à Ignatius ? —, devant changer entièrement sa garde-robe. Comme il avait de plus en plus de migraines, un médecin lui suggéra de consulter un neurologue. John refusa.

Descente aux enfers

Se battant contre ses démons et tentant de ne pas quitter les rails de la société, le jeune homme reprit ses études à l’université de Tulane à la rentrée de 1968. Cependant, lui qui avait toujours été très soigné, commença à se négliger, quittant le domicile familial mal rasé, pas coiffé, vêtu de vêtements froissés et portant des chaussures sales — toujours pour ressembler à Ignatius ? Au Dominican College, certains élèves se plaignirent de l’attitude de moins en moins sérieuse du professeur et de ses divagations contre l’Église et l’État. Fin 1968, la direction l’obligea à prendre un congé exceptionnel. John Kennedy Toole cessa de suivre ses cours à Tulane et échoua aux examens. Il passa Noël en famille, dans la confusion la plus totale, alors que son père sombrait totalement dans la folie. Toujours en proie à la paranoïa, John passa son temps à chercher des machines capables de lire dans les pensées, qu’il imaginait cachées quelque part dans la maison.

Fugue éternelle

Début janvier 1969, quand elle apprit que son fils avait été remplacé au Dominican College, Thelma entra dans une colère noire. Avec son mari, ils dépendaient financièrement beaucoup de John. Le 19 janvier, la mère et le fils se disputèrent violemment. Hors de lui, l’auteur de trente et un ans quitta la maison et ne revint que le lendemain. Il échangea quelques mots avec son père, sa mère s’étant absentée pour faire quelques courses, avant de prendre quelques affaires. Il retira ensuite 1 500 dollars d’un compte épargne et disparut en voiture. Au bout d’une semaine, sa mère appela la police pour signaler sa disparition, mais personne ne sut ce qui lui était arrivé ni où il était parti.

Macabre découverte

Ce n’est que fin mars, quand son véhicule fut découvert, que le mystère fut résolu. John Kennedy Toole s’était d’abord rendu en Californie, où il visita Hearst Castle, l’ancienne magnifique résidence de feu le magnat de la presse William Randolph Hearst. Puis il avait fait demi-tour pour gagner la Géorgie, sans doute pour découvrir Andalusia, la propriété d’une romancière qu’il admirait, Flannery O’Connor, décédée en 1964 à trente-neuf ans. Enfin John avait conduit jusque dans l’État du Mississippi, où il se suicida à Biloxi le 26 mars dans son véhicule, en inhalant les gaz d’échappement. Il avait laissé un mot pour ses parents, dont sa mère s’empara et qu’elle détruisit, sans jamais en révéler le contenu. John Kennedy Toole fut enterré au cimetière de Greenwood, à La Nouvelle Orléans, en la seule présence de ses parents et de son ancienne nounou noire, Beulah Matthews, qu’il adorait.

Publication post mortem

Après le décès de son fils, Thelma souffrit de dépression pendant deux ans et le manuscrit de La conjuration des imbéciles continua d’attendre son heure en haut de l’armoire, dans l’ancienne chambre de John. Puis un jour, la mère au cœur brisé se souvint que son fils avait écrit un livre. Elle prit alors son bâton de pèlerin, totalement déterminée à faire publier le chef-d’œuvre de sa progéniture. Thelma n’avait qu’une idée en tête : que le monde reconnaisse enfin le talent de John Kennedy Toole. Pendant cinq ans, elle envoya le texte à sept éditeurs, qui le refusèrent tous. En 1976, quand elle apprit que l’auteur Walker Percy allait enseigner à l’Université Loyola de La Nouvelle Orléans, Thelma écrivit et appela plusieurs fois l’enseignant, afin de le convaincre de lire La conjuration des imbéciles. Mais ce dernier faisait la sourde oreille. Mue par l’énergie du désespoir, la vieille femme se rendit un jour dans le bureau de Walker Percy, exigeant qu’il lise le livre. L’auteur accepta à reculons, espérant très fort que le manuscrit serait si mauvais qu’il pourrait s’en débarrasser au bout de quelques pages. Seulement voilà, il ne put en arrêter la lecture ! Totalement conquis, Percy envoya le manuscrit à d’autres éditeurs, mais il fallut encore trois ans d’efforts et de patience avant de voir le rêve de John Kennedy Toole devenir réalité. En 1980, La conjuration des imbéciles fut enfin publié par Louisiana University Press, avec une préface de Walker Percy. Le succès fut immédiatement au rendez-vous, faisant de l’auteur des aventures d’Ignatius J. Reilly un best-seller, récipiendaire à titre posthume du Pulitzer de la Fiction en 1981. La conjuration des imbéciles a été traduit en vingt-deux langues à ce jour.

Un jour au cinéma ?

On rêverait de voir Ignatius J. Reilly incarné sur grand écran ! Plusieurs projets virent le jour, en vain pour le moment. On dirait presque qu’à l’instar de l’histoire de la publication du livre, son adaptation au cinéma rencontre des obstacles insurmontables. Dès 1982, le réalisateur Harold Ramis tenta de tourner un film adapté du roman, avec John Belushi en Ignatius. Malheureusement, le décès prématuré de ce dernier entraîna aussi celui de cette adaptation. D’autres acteurs furent ensuite pressentis pour tenir le fameux rôle, dont John Candy et le travesti Divine, mais là encore, leur disparition soudaine mit fin à ces projets. Un autre « monstre sacré », John Goodman, fut considéré comme un Ignatius potentiel, mais sans rien donner au final. Enfin en 2005, une adaptation signée Steven Soderbergh aurait dû être tournée, avec Will Ferrel devant la caméra et David Gordon Green dernière. Mais là encore, le projet a fait long feu pour des raisons inexpliquées.

Chef-d’œuvre absolu

En attendant, et pour en savoir plus sur l’histoire extraordinaire de John Kennedy Toole, ainsi que sur la création et la publication de La conjuration des imbéciles, les anglophones pourront se délecter en lisant la biographie signée Cory MacLauchlin : Butterfly in the Typewriter: The Tragic Life of John Kennedy Toole and the Remarkable Story of A Confederacy of Dunces (Da Capo Press, 2012). Très intéressante également, une interview de Thelma Toole, où cette dernière nie en bloc toute ressemblance entre Ignatius et son créateur, et bien sûr entre Irene et elle. Sans oublier un documentaire sur l’auteur, « John Kennedy Toole: The Omega Point ». Le mieux restant de (re)découvrir La conjuration des imbéciles, ce chef-d’œuvre absolu de la littérature, de préférence en VO !