Blog

Studio 54, bienvenue dans le temple de la démesure

 

 

L’histoire de Studio 54, où l’on dansait à moitié nu tout en buvant du champagne au goulot, après avoir sniffé de la coke et/ou copulé gaiement sous les yeux blasés des autres fêtards, est celle d’un lieu de légende, incroyable mais vrai, où la réalité a souvent dépassé la fiction. Dans cette Sodome et Gomorrhe revisitée, où se côtoyaient une fois la nuit tombée des stars comme Michael Jackson, Mick Jagger, Frank Sinatra, Liza Minelli ou encore Andy Warhol, ainsi que le commun des mortels — à condition d’être beau —, tout ou presque est arrivé. À la fin des années 1970, ce palais du disco, où le mythe du sex, drugs and rock’n’roll se muait en réalité, était « the place to be » à New York.

De l’Opéra Gallo à Studio 54

Avant de devenir synonyme de débauche et de décadence, le bâtiment qui hébergea en son temps Studio 54 eut une tout autre destinée. Sise 254 West 54th Street et œuvre de l’architecte Eugene De Rosa, cette construction de 1927 s’appelait au départ l’Opéra Gallo, avant de devenir le Théâtre Gallo, du nom de son propriétaire, Fortune Gallo, un organisateur de spectacles lyriques, immigré italien venu tenter sa chance aux États-Unis. Le premier spectacle à y être monté ? La Bohème. Cependant, le lieu ne réussit pas à attirer les foules et fut vite saisi, puis rouvert de nouveau en tant que salle de spectacle. Le rideau tomba définitivement en mai 1940. Pendant trois ans, le bâtiment resta fermé, jusqu’à ce que CBS le rachète et le rebaptise Studio 52. Cette numérotation indiquait simplement la chronologie de ses différentes acquisitions. Rien à voir avec son adresse ! Jusqu’en 1976, l’entreprise de médias y diffusa des émissions de radio, avant de finalement vendre l’immeuble.

Surfer sur la vague disco

C’est alors qu’il fut acheté par deux amis et associés, Steve Rubell et Ian Schrager, qui décidèrent d’en faire une discothèque. Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’université. Steve Rubell, 33 ans à l’époque, était un homme d’affaires de Brooklyn. Après avoir vaguement considéré une carrière de joueur de tennis professionnel, il voulut devenir dentiste, avant de finalement étudier la finance. Il ouvrit ensuite avec Ian Schrager une chaîne de restaurants, Steak Loft, puis une discothèque à Boston et une autre en 1975 dans le Queens, Enchanted Garden. Quant à son acolyte, âgé de 30 ans à l’ouverture de Studio 54, il était son avocat. Le génie de ces deux hommes ? Avoir compris avant tout le monde qu’en exploitant la vague disco arrivée d’Europe, ils allaient régner sur la Grosse Pomme, en mal de « fun » après le drame de la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate.

Cinq mille invitations

En six semaines seulement et 400 000 dollars, l’ancien théâtre fut transformé en night-club. Les deux associés firent notamment installer un système d’éclairage très sophistiqué, qui permettait d’illuminer fortement les lieux — chose novatrice, car jusque-là, les discothèques étaient toutes très sombres. Autre attraction : un quartier de lune géant en forme de visage d’homme était suspendu au-dessus de la piste de danse. Quand une énorme cuillère venait toucher son nez, il s’allumait. Le mardi 26 avril 1977 à 22 heures, Studio 54 ouvrit ses portes aux noctambules avides de nouvelles sensations et de lieux d’exception pour assouvir leur envie de festoyer. Ils ne furent pas déçus. Pour faire de cette inauguration un événement, Carmen d’Alessio, chargée de la publicité du lieu, exploita son énorme carnet d’adresses, envoyant cinq mille invitations à toutes les plus grandes célébrités de l’époque, accompagnées d’un présent personnalisé. Dans la presse, l’ouverture fut signalée de façon énigmatique : « Il va se passer quelque chose d’énorme. » Les poissons étaient ferrés : devant l’entrée, la foule était si compacte que Frank Sinatra et Mick Jaggerfirent le pied de grue, ne réussissant jamais à pénétrer dans le saint des saints ce soir-là.

Mélanger la salade

Pour Steve Rubell, l’extraverti du duo d’associés et grand fêtard devant l’éternel — Ian Schrager venait lui le jour dans les bureaux pour gérer la comptabilité et les contrats —, la première règle d’une fête réussie consistait à remplir un lieu d’invités plus intéressants que soi. Rapidement, il s’improvisa videur, ne laissant entrer que ceux qu’il trouvait suffisamment glamour. Cette exigence somme toute peu objective donna à Studio 54 l’image d’un lieu extrêmement sélect, de discothèque où il était le plus difficile de pénétrer au monde ! Chaque soir, Steve essayait de créer une ambiance parfaite, en « mélangeant la salade », comme il le disait : il s’agissait de trouver la combinaison parfaite de Noirs et de Blancs, d’hétéros et de gays, de stars et d’illustres inconnus. Il n’allait pas par quatre chemins pour signifier à certains aspirants noceurs de rentrer chez eux pour se changer, voire leur disait carrément qu’ils étaient tout simplement trop moches pour entrer ! Et tant pis si la discothèque restait dans ce cas désespérément vide alors que la foule s’amassait devant l’entrée ! Steve Rubell restait impitoyable. Aucune personne mal habillée ou trop laide à ses yeux ne devait passer le cordon de sécurité.

Nile Rodgers refoulé à l’entrée

Refuser l’entrée à des célébrités car elles avaient commis une faute de goût était aussi monnaie commune. Cher en fit une fois l’amère l’expérience. Là encore, c’était presque calculé, car destiné à développer la notoriété des lieux, à faire parler dès le lendemain dans la presse de Studio 54. Le 31 décembre 1977, Nile Rodgers, le guitariste du groupe Chic, et son compère bassiste Bernard Edwards en firent eux aussi les frais. Invités par Grace Jones, ils ne purent jamais entrer, car le mannequin n’avait pas prévenu le personnel de la discothèque. Cette mésaventure leur inspira leur tube planétaire, « Le Freak », dont les paroles étaient à l’origine beaucoup plus offensives que celles finalement enregistrées : « Ahhh! Fuck off! Fuck Studio 54 » au lieu du désormais légendaire « Ahhh! Freak out! Le Freak, c’est chic »… Beaux joueurs, ils invitaient quand même dans leur tube planétaire le commun des mortels à tenter sa chance : « Just come on down to 54. » De son côté, le groupe Kid Creole and The Coconuts chanta en 1979 « Dario (Can you get me into Studio 54?) ». Pour résoudre le problème, des jeans estampillés Studio 54 furent créés, avec ce slogan : « Now everybody can get into Studio 54 » !

Andy Warhol souffle ses bougies à Studio 54

Les célébrités voulaient toutes venir s’amuser avec Steve Rubell, qui, une fois sa terrible sélection réalisée, faisait lui aussi la fête sans modération avec ses invités. Parmi les stars de marque, citons Elton John, Gloria Gaynor,John Belushi et toute la bande du Saturday Night Live, Margaux Hemingway, Rudolf Noureev, ou encore Patti Smith et Debbie Harry. Et pour les faire revenir autant que possible, Rubell et Schrager ne manquaient pas de les couvrir de cadeaux et de petites (ou grandes) attentions. Ainsi, le 2 mai 1977, pour l’anniversaire de Bianca Jagger, la première femme de Mick, un spectacle costumé fut proposé par le personnel et des danseurs professionnels, avant que la belle Nicaraguayenne ne fasse son entrée sur un magnifique cheval blanc. La photo prise à cette occasion fit le tour du monde, transformant Studio 54 en un lieu déjà légendaire, quelques jours à peine après son inauguration. Lors d’un autre anniversaire, celui Andy Warhol, à court d’idées pour faire plaisir à ce pilier de la discothèque, Steve Rubell finit par lui offrir une boîte en fer-blanc remplie de dollars en coupures ! Le créateur de la fameuse Factory aurait déclaré que c’était le meilleur cadeau qu’il ait reçu de sa vie. Steve Rubell organisait aussi moult soirées spéciales, par exemple le 20 septembre 1978, pour le lancement du parfum Opium, avec Yves Saint Laurent accompagné de sa muse Loulou de la Falaise, ou encore pour célébrer le dernier lifting de l’écrivain Truman Capote.

Cocaïne et lupanar

Véritable lieu d’orgie et de luxure, Studio 54 invitait à la désinhibition et aux excès en tout genre. Dans les sous-sols, c’était l’empire de la drogue — ecstasy, Qualuude et coke à gogo — tandis que le dernier balcon invitait à la promiscuité sexuelle, tout comme les toilettes. Certains n’hésitaient pas à parler de lupanar pour qualifier ces lieux de rencontre. Régulièrement, des ballons remplis de cocaïne étaient lancés du plafond : il suffisait de les faire éclater pour que la poudre blanche tombe littéralement du ciel. Tandis que les fans de danse s’épuisaient sur la piste, les serveurs, torse nu, tous plus beaux les uns que les autres, servaient les clients au bar. Sous les feux des stroboscopes, les femmes enlevaient le haut et se dandinaient en cadence, tandis que des figurants déguisés en petits anges ou en légionnaires romains donnaient un côté encore plus décadent aux lieux. Nous étions alors avant l’ère du sida et les fêtards s’en donnaient à cœur joie.

 

 

Disco Sally, une figure d’anthologie de Studio 54

La discothèque eut rapidement une espèce de mascotte d’un nouveau genre. On pouvait en effet y croiser très souvent une curieuse septuagénaire, surnommée Disco Sally. Cette ancienne avocate née en 1900 s’appelait en réalité Sally Lippman. Quand Studio 54 ouvrit ses portes, la retraitée pleurait son mari, disparu quelque temps auparavant. Pour se remettre de son veuvage, quoi de mieux qu’une piste de danse et de beaux garçons aux pectoraux d’acier ? Vêtue de pantalons moulants et chaussée de baskets montantes, cette bombe d’énergie de moins de 1,50 m et d’à peine 43 kg venait se trémousser plusieurs fois par semaine à Studio 54, restant souvent presque toute la nuit. Son fan le plus énamouré était un dénommé John Touzos, qu’elle avait surnommé son « dieu grec ». Âgé de 26 ans, il alla jusqu’à épouser la grand-mère du dancefloor. Celle qui avait juré qu’elle danserait jusqu’au jour de sa mort dit adieu pour toujours aux boules à facettes en mai 1982, mais à l’hôpital.

Des bénéfices astronomiques

Un an seulement après son ouverture, Studio 54 était au sommet de sa gloire. Rubell et Schrager avaient engrangé 7 millions de dollars ! Tout le monde voulait y entrer pour voir et être vu. Le pouvoir que ressentait Steve Rubell le rendit comme fou et en tout cas incapable de se refréner. Dans une interview accordée à New York Magazine, l’homme d’affaires confessa que les bénéfices de la discothèque étaient tellement astronomiques, que seule la mafia faisait mieux ! Une remarque qui sans nul doute ne tomba pas dans les oreilles d’un sourd, et éveilla notamment l’attention du fisc. Selon les mauvaises langues, Steve Rubell paya aussi peut-être pour son comportement parfois désagréable avec le personnel de la discothèque. Un serveur mécontent aurait renseigné le fisc sur la façon bien particulière de ses patrons de faire leur comptabilité… Alors que leur chiffre d’affaires s’élevait à 75 000 dollars par nuit, ils n’avaient versé que… 8 000 dollars d’impôts depuis l’ouverture !

Des centaines de milliers de dollars dans des sacs-poubelle

Tôt le matin du 14 décembre 1978, l’IRS (Internal Revenue Service), le fisc américain, fit une perquisition à Studio 54. Les autorités étaient bien informées, car Ian Schrager arriva quelques minutes plus tard, comme à son habitude. Dans l’une des enveloppes qu’il portait, on trouva de la cocaïne. Il fut donc arrêté. Cela permit de mener l’enquête tranquillement sur la « phobie administrative » des deux magnats de la nuit. Steve et Ian avaient deux comptabilités : l’une officielle pour le fisc, l’autre, beaucoup plus rentable, pour eux. Steve avait ainsi l’habitude de vider les caisses en pleine soirée et de payer toujours les dealers en cash. Des centaines de milliers de dollars en liquide furent ainsi retrouvées dans une cache secrète du bâtiment, ainsi que dans le coffre d’une banque et celui de la voiture de Steve Rubell, entassés dans des sacs-poubelles… Les deux compères tentèrent de s’en sortir par le chantage. Ils accusèrent Hamilton Jordan, alors chef d’état-major (Chief of staff) et attaché de presse (Press Secretary) de l’administration Carter, d’avoir pris de la cocaïne dans le fameux sous-sol de Studio 54. Cependant aucune preuve ne put être apportée. Au bout de plusieurs mois d’enquête, Steve et Ian furent condamnés pour évasion fiscale à trois ans de prison chacun.

Les portes du pénitencier

Le 4 février 1980, juste avant de passer les portes du pénitencier, les deux associés organisèrent leur dernière fête, intitulée « The End of Modern-Day Gomorrah ». Parmi les invités, Jack Nicholson, Richard Gere et Diana Ross, qui chanta pour les futurs taulards, sans oublier Sylvester Stallone. Coiffé d’un chapeau de cow-boy, Steve Rubell entonna « My way », de Frank Sinatra : « And now, the end is near (…) I’ve lived a life that’s full (…) I did it my way. »Peu de temps après, la licence IV de l’établissement expira et ne put être renouvelée du fait de la condamnation des propriétaires. La discothèque ferma ses portes pour quinze mois. L’homme d’affaires Mark Fleischman, un propriétaire d’hôtels qui avait plusieurs fois obtenu une Licence IV, se rendit en prison pour négocier avec Steve et Ian. Il racheta Studio 54 et versa au fisc les 3,5 millions de dollars d’impôts dus par le duo. En échange, ces derniers furent nommés consultants officiels.

Fini la démesure

Studio 54 allait-il renaître de ses cendres, tel un phénix ? Nombreux étaient ceux à l’époque qui clamaient que le disco était mort, remplacé petit à petit par la new wave. De plus, d’autres lieux à succès avaient ouvert entre-temps à New York. Le 15 septembre 1981, Studio 54 rouvrit cependant ses portes, avec l’espoir de redevenir « the place to be » du monde de la nuit new-yorkaise. Selon les anciens de la discothèque, cette soirée d’inauguration fut aussi folle et grandiose que par le passé. Fleischman organisa dans la foulée trente soirées d’affilée pour créer l’accoutumance. Il engagea également des organisateurs (party promoters) pour attirer une foule différente aux soirées, avec un thème pour chaque jour de la semaine : « Preppy night », « Gay night », « Bachelor’s night », « Media night », etc. En 1983, l’un des party promoters créa les « 5PM networking parties », où se rendaient les yuppies et autres preppiespour discuter et échanger… On était loin de la démesure rubellienne ! En dépit de tous ces efforts, Studio 54 avait en effet vécu et ne fut plus jamais le même lieu de débauche et de folie que du temps de son éphémère splendeur. Sans oublier que l’arrivée du sida en 1982 avait déjà tout changé.

Quand le sida s’en mêle

Fatigué et désireux de changer de style de vie, Mark Fleischman revendit Studio 54 en 1985. De leur côté, Rubell et Schrager restèrent amis et associés. Dès leur sortie de prison, treize mois après y être entrés — ils bénéficièrent d’une remise de peine après avoir négocié avec le procureur —, ils ouvrirent plusieurs boutiques-hôtels à Manhattan, un concept alors tout nouveau. Malheureusement, Steve Rubell disparut prématurément le 25 juillet 1989, à 45 ans seulement, des suites du sida. Schrager, lui, continua sur sa lancée, construisant un véritable empire de l’hôtellerie. Renommé The Ritz, l’ex-Studio 54 accueillit des concerts à partir de 1988 avant de redevenir un night-club en 1994. Depuis la fin des années 1990, on y joue des spectacles.

Un film censuré puis remonté

Justement, en 1998, le réalisateur Mark Christopher tenta de recréer l’ambiance de folie de Studio 54, avec le film 54 (voici la bande-annonce), où Mike Myers incarnait un Steve Rubell totalement autodestructeur et défoncé, aux côtés de Salma Hayek en chanteuse en mal de célébrité, de Neve Campbell en actrice, et surtout de Ryan Philippe, en serveur et éphèbe prêt à tout pour réussir. Il s’avère que la version sortie au cinéma puis en DVD n’est pas celle qu’avait initialement tournée le réalisateur… La censure est en effet passée par là. Apparemment, la bisexualité du personnage de Ryan Philippe ainsi que les scènes de drogue n’étaient pas du goût du public sélectionné pour voir le film avant sa sortie. Ces tests publics sont monnaie courante aux États-Unis. Il faut dire qu’il s’agissait des clients d’un grand centre commercial. A priori pas vraiment une faune ouverte aux excentricités et expériences en tout genre. 54choqua tellement le bourgeois que Mark Christopher fut contraint par Miramax de couper une partie de son œuvre et de rappeler les acteurs et l’équipe de tournage pour compléter pendant trois semaines le long-métrage avec des images qui ne feraient pas hurler dans les chaumières. Heureusement, depuis décembre 2014, on peut enfin découvrir le director’s cut, c’est-à-dire 54 tel que son metteur en scène avait voulu le montrer il y a près de dix-huit ans. Mark Christopher a totalement remonté son film, ajoutant quarante-cinq minutes inédites. Ryan Philippe est même revenu enregistrer la voix off. De l’avis des critiques, cette version bien plus corrosive dépasse largement son fade ersatz (voici la bande-annonce).

Revivre l’exubérance avec des images et des chansons

Pour en savoir plus sur l’exubérance qui régnait à Studio 54, ce documentaire vous plaira, sans oublier la biographie de Steve Rubell. On dit que « the show must go on », cependant depuis la disparition de Studio 54, aucune autre discothèque n’a réussi à en recréer la magie et la folie. D’autant que la plupart de ceux qui en ont fait un lieu de légende ont quitté eux aussi la scène depuis belle lurette. Il ne reste donc que les images, le mythe et les chansons. Le premier morceau joué à Studio 54 ? « Devil’s gun », de C. J. & Co. And the beat goes on !

 

L’histoire de Studio 54, où l’on dansait à moitié nu tout en buvant du champagne au goulot, après avoir sniffé de la coke et/ou copulé gaiement sous les yeux blasés des autres fêtards, est celle d’un lieu de légende, incroyable mais vrai, où la réalité a souvent dépassé la fiction. Dans cette Sodome et Gomorrhe revisitée, où se côtoyaient une fois la nuit tombée des stars comme Michael Jackson, Mick Jagger, Frank Sinatra, Liza Minelli ou encore Andy Warhol, ainsi que le commun des mortels — à condition d’être beau —, tout ou presque est arrivé. À la fin des années 1970, ce palais du disco, où le mythe du sex, drugs and rock’n’roll se muait en réalité, était « the place to be » à New York.

De l’Opéra Gallo à Studio 54

Avant de devenir synonyme de débauche et de décadence, le bâtiment qui hébergea en son temps Studio 54 eut une tout autre destinée. Sise 254 West 54th Street et œuvre de l’architecte Eugene De Rosa, cette construction de 1927 s’appelait au départ l’Opéra Gallo, avant de devenir le Théâtre Gallo, du nom de son propriétaire, Fortune Gallo, un organisateur de spectacles lyriques, immigré italien venu tenter sa chance aux États-Unis. Le premier spectacle à y être monté ? La Bohème. Cependant, le lieu ne réussit pas à attirer les foules et fut vite saisi, puis rouvert de nouveau en tant que salle de spectacle. Le rideau tomba définitivement en mai 1940. Pendant trois ans, le bâtiment resta fermé, jusqu’à ce que CBS le rachète et le rebaptise Studio 52. Cette numérotation indiquait simplement la chronologie de ses différentes acquisitions. Rien à voir avec son adresse ! Jusqu’en 1976, l’entreprise de médias y diffusa des émissions de radio, avant de finalement vendre l’immeuble.

Surfer sur la vague disco

C’est alors qu’il fut acheté par deux amis et associés, Steve Rubell et Ian Schrager, qui décidèrent d’en faire une discothèque. Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’université. Steve Rubell, 33 ans à l’époque, était un homme d’affaires de Brooklyn. Après avoir vaguement considéré une carrière de joueur de tennis professionnel, il voulut devenir dentiste, avant de finalement étudier la finance. Il ouvrit ensuite avec Ian Schrager une chaîne de restaurants, Steak Loft, puis une discothèque à Boston et une autre en 1975 dans le Queens, Enchanted Garden. Quant à son acolyte, âgé de 30 ans à l’ouverture de Studio 54, il était son avocat. Le génie de ces deux hommes ? Avoir compris avant tout le monde qu’en exploitant la vague disco arrivée d’Europe, ils allaient régner sur la Grosse Pomme, en mal de « fun » après le drame de la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate.

Cinq mille invitations

En six semaines seulement et 400 000 dollars, l’ancien théâtre fut transformé en night-club. Les deux associés firent notamment installer un système d’éclairage très sophistiqué, qui permettait d’illuminer fortement les lieux — chose novatrice, car jusque-là, les discothèques étaient toutes très sombres. Autre attraction : un quartier de lune géant en forme de visage d’homme était suspendu au-dessus de la piste de danse. Quand une énorme cuillère venait toucher son nez, il s’allumait. Le mardi 26 avril 1977 à 22 heures, Studio 54 ouvrit ses portes aux noctambules avides de nouvelles sensations et de lieux d’exception pour assouvir leur envie de festoyer. Ils ne furent pas déçus. Pour faire de cette inauguration un événement, Carmen d’Alessio, chargée de la publicité du lieu, exploita son énorme carnet d’adresses, envoyant cinq mille invitations à toutes les plus grandes célébrités de l’époque, accompagnées d’un présent personnalisé. Dans la presse, l’ouverture fut signalée de façon énigmatique : « Il va se passer quelque chose d’énorme. » Les poissons étaient ferrés : devant l’entrée, la foule était si compacte que Frank Sinatra et Mick Jaggerfirent le pied de grue, ne réussissant jamais à pénétrer dans le saint des saints ce soir-là.

Mélanger la salade

Pour Steve Rubell, l’extraverti du duo d’associés et grand fêtard devant l’éternel — Ian Schrager venait lui le jour dans les bureaux pour gérer la comptabilité et les contrats —, la première règle d’une fête réussie consistait à remplir un lieu d’invités plus intéressants que soi. Rapidement, il s’improvisa videur, ne laissant entrer que ceux qu’il trouvait suffisamment glamour. Cette exigence somme toute peu objective donna à Studio 54 l’image d’un lieu extrêmement sélect, de discothèque où il était le plus difficile de pénétrer au monde ! Chaque soir, Steve essayait de créer une ambiance parfaite, en « mélangeant la salade », comme il le disait : il s’agissait de trouver la combinaison parfaite de Noirs et de Blancs, d’hétéros et de gays, de stars et d’illustres inconnus. Il n’allait pas par quatre chemins pour signifier à certains aspirants noceurs de rentrer chez eux pour se changer, voire leur disait carrément qu’ils étaient tout simplement trop moches pour entrer ! Et tant pis si la discothèque restait dans ce cas désespérément vide alors que la foule s’amassait devant l’entrée ! Steve Rubell restait impitoyable. Aucune personne mal habillée ou trop laide à ses yeux ne devait passer le cordon de sécurité.

Nile Rodgers refoulé à l’entrée

Refuser l’entrée à des célébrités car elles avaient commis une faute de goût était aussi monnaie commune. Cher en fit une fois l’amère l’expérience. Là encore, c’était presque calculé, car destiné à développer la notoriété des lieux, à faire parler dès le lendemain dans la presse de Studio 54. Le 31 décembre 1977, Nile Rodgers, le guitariste du groupe Chic, et son compère bassiste Bernard Edwards en firent eux aussi les frais. Invités par Grace Jones, ils ne purent jamais entrer, car le mannequin n’avait pas prévenu le personnel de la discothèque. Cette mésaventure leur inspira leur tube planétaire, « Le Freak », dont les paroles étaient à l’origine beaucoup plus offensives que celles finalement enregistrées : « Ahhh! Fuck off! Fuck Studio 54 » au lieu du désormais légendaire « Ahhh! Freak out! Le Freak, c’est chic »… Beaux joueurs, ils invitaient quand même dans leur tube planétaire le commun des mortels à tenter sa chance : « Just come on down to 54. » De son côté, le groupe Kid Creole and The Coconuts chanta en 1979 « Dario (Can you get me into Studio 54?) ». Pour résoudre le problème, des jeans estampillés Studio 54 furent créés, avec ce slogan : « Now everybody can get into Studio 54 » !

Andy Warhol souffle ses bougies à Studio 54

Les célébrités voulaient toutes venir s’amuser avec Steve Rubell, qui, une fois sa terrible sélection réalisée, faisait lui aussi la fête sans modération avec ses invités. Parmi les stars de marque, citons Elton John, Gloria Gaynor,John Belushi et toute la bande du Saturday Night Live, Margaux Hemingway, Rudolf Noureev, ou encore Patti Smith et Debbie Harry. Et pour les faire revenir autant que possible, Rubell et Schrager ne manquaient pas de les couvrir de cadeaux et de petites (ou grandes) attentions. Ainsi, le 2 mai 1977, pour l’anniversaire de Bianca Jagger, la première femme de Mick, un spectacle costumé fut proposé par le personnel et des danseurs professionnels, avant que la belle Nicaraguayenne ne fasse son entrée sur un magnifique cheval blanc. La photo prise à cette occasion fit le tour du monde, transformant Studio 54 en un lieu déjà légendaire, quelques jours à peine après son inauguration. Lors d’un autre anniversaire, celui Andy Warhol, à court d’idées pour faire plaisir à ce pilier de la discothèque, Steve Rubell finit par lui offrir une boîte en fer-blanc remplie de dollars en coupures ! Le créateur de la fameuse Factory aurait déclaré que c’était le meilleur cadeau qu’il ait reçu de sa vie. Steve Rubell organisait aussi moult soirées spéciales, par exemple le 20 septembre 1978, pour le lancement du parfum Opium, avec Yves Saint Laurent accompagné de sa muse Loulou de la Falaise, ou encore pour célébrer le dernier lifting de l’écrivain Truman Capote.

Cocaïne et lupanar

Véritable lieu d’orgie et de luxure, Studio 54 invitait à la désinhibition et aux excès en tout genre. Dans les sous-sols, c’était l’empire de la drogue — ecstasy, Qualuude et coke à gogo — tandis que le dernier balcon invitait à la promiscuité sexuelle, tout comme les toilettes. Certains n’hésitaient pas à parler de lupanar pour qualifier ces lieux de rencontre. Régulièrement, des ballons remplis de cocaïne étaient lancés du plafond : il suffisait de les faire éclater pour que la poudre blanche tombe littéralement du ciel. Tandis que les fans de danse s’épuisaient sur la piste, les serveurs, torse nu, tous plus beaux les uns que les autres, servaient les clients au bar. Sous les feux des stroboscopes, les femmes enlevaient le haut et se dandinaient en cadence, tandis que des figurants déguisés en petits anges ou en légionnaires romains donnaient un côté encore plus décadent aux lieux. Nous étions alors avant l’ère du sida et les fêtards s’en donnaient à cœur joie.

 

 

Disco Sally, une figure d’anthologie de Studio 54

La discothèque eut rapidement une espèce de mascotte d’un nouveau genre. On pouvait en effet y croiser très souvent une curieuse septuagénaire, surnommée Disco Sally. Cette ancienne avocate née en 1900 s’appelait en réalité Sally Lippman. Quand Studio 54 ouvrit ses portes, la retraitée pleurait son mari, disparu quelque temps auparavant. Pour se remettre de son veuvage, quoi de mieux qu’une piste de danse et de beaux garçons aux pectoraux d’acier ? Vêtue de pantalons moulants et chaussée de baskets montantes, cette bombe d’énergie de moins de 1,50 m et d’à peine 43 kg venait se trémousser plusieurs fois par semaine à Studio 54, restant souvent presque toute la nuit. Son fan le plus énamouré était un dénommé John Touzos, qu’elle avait surnommé son « dieu grec ». Âgé de 26 ans, il alla jusqu’à épouser la grand-mère du dancefloor. Celle qui avait juré qu’elle danserait jusqu’au jour de sa mort dit adieu pour toujours aux boules à facettes en mai 1982, mais à l’hôpital.

Des bénéfices astronomiques

Un an seulement après son ouverture, Studio 54 était au sommet de sa gloire. Rubell et Schrager avaient engrangé 7 millions de dollars ! Tout le monde voulait y entrer pour voir et être vu. Le pouvoir que ressentait Steve Rubell le rendit comme fou et en tout cas incapable de se refréner. Dans une interview accordée à New York Magazine, l’homme d’affaires confessa que les bénéfices de la discothèque étaient tellement astronomiques, que seule la mafia faisait mieux ! Une remarque qui sans nul doute ne tomba pas dans les oreilles d’un sourd, et éveilla notamment l’attention du fisc. Selon les mauvaises langues, Steve Rubell paya aussi peut-être pour son comportement parfois désagréable avec le personnel de la discothèque. Un serveur mécontent aurait renseigné le fisc sur la façon bien particulière de ses patrons de faire leur comptabilité… Alors que leur chiffre d’affaires s’élevait à 75 000 dollars par nuit, ils n’avaient versé que… 8 000 dollars d’impôts depuis l’ouverture !

Des centaines de milliers de dollars dans des sacs-poubelle

Tôt le matin du 14 décembre 1978, l’IRS (Internal Revenue Service), le fisc américain, fit une perquisition à Studio 54. Les autorités étaient bien informées, car Ian Schrager arriva quelques minutes plus tard, comme à son habitude. Dans l’une des enveloppes qu’il portait, on trouva de la cocaïne. Il fut donc arrêté. Cela permit de mener l’enquête tranquillement sur la « phobie administrative » des deux magnats de la nuit. Steve et Ian avaient deux comptabilités : l’une officielle pour le fisc, l’autre, beaucoup plus rentable, pour eux. Steve avait ainsi l’habitude de vider les caisses en pleine soirée et de payer toujours les dealers en cash. Des centaines de milliers de dollars en liquide furent ainsi retrouvées dans une cache secrète du bâtiment, ainsi que dans le coffre d’une banque et celui de la voiture de Steve Rubell, entassés dans des sacs-poubelles… Les deux compères tentèrent de s’en sortir par le chantage. Ils accusèrent Hamilton Jordan, alors chef d’état-major (Chief of staff) et attaché de presse (Press Secretary) de l’administration Carter, d’avoir pris de la cocaïne dans le fameux sous-sol de Studio 54. Cependant aucune preuve ne put être apportée. Au bout de plusieurs mois d’enquête, Steve et Ian furent condamnés pour évasion fiscale à trois ans de prison chacun.

Les portes du pénitencier

Le 4 février 1980, juste avant de passer les portes du pénitencier, les deux associés organisèrent leur dernière fête, intitulée « The End of Modern-Day Gomorrah ». Parmi les invités, Jack Nicholson, Richard Gere et Diana Ross, qui chanta pour les futurs taulards, sans oublier Sylvester Stallone. Coiffé d’un chapeau de cow-boy, Steve Rubell entonna « My way », de Frank Sinatra : « And now, the end is near (…) I’ve lived a life that’s full (…) I did it my way. »Peu de temps après, la licence IV de l’établissement expira et ne put être renouvelée du fait de la condamnation des propriétaires. La discothèque ferma ses portes pour quinze mois. L’homme d’affaires Mark Fleischman, un propriétaire d’hôtels qui avait plusieurs fois obtenu une Licence IV, se rendit en prison pour négocier avec Steve et Ian. Il racheta Studio 54 et versa au fisc les 3,5 millions de dollars d’impôts dus par le duo. En échange, ces derniers furent nommés consultants officiels.

Fini la démesure

Studio 54 allait-il renaître de ses cendres, tel un phénix ? Nombreux étaient ceux à l’époque qui clamaient que le disco était mort, remplacé petit à petit par la new wave. De plus, d’autres lieux à succès avaient ouvert entre-temps à New York. Le 15 septembre 1981, Studio 54 rouvrit cependant ses portes, avec l’espoir de redevenir « the place to be » du monde de la nuit new-yorkaise. Selon les anciens de la discothèque, cette soirée d’inauguration fut aussi folle et grandiose que par le passé. Fleischman organisa dans la foulée trente soirées d’affilée pour créer l’accoutumance. Il engagea également des organisateurs (party promoters) pour attirer une foule différente aux soirées, avec un thème pour chaque jour de la semaine : « Preppy night », « Gay night », « Bachelor’s night », « Media night », etc. En 1983, l’un des party promoters créa les « 5PM networking parties », où se rendaient les yuppies et autres preppiespour discuter et échanger… On était loin de la démesure rubellienne ! En dépit de tous ces efforts, Studio 54 avait en effet vécu et ne fut plus jamais le même lieu de débauche et de folie que du temps de son éphémère splendeur. Sans oublier que l’arrivée du sida en 1982 avait déjà tout changé.

Quand le sida s’en mêle

Fatigué et désireux de changer de style de vie, Mark Fleischman revendit Studio 54 en 1985. De leur côté, Rubell et Schrager restèrent amis et associés. Dès leur sortie de prison, treize mois après y être entrés — ils bénéficièrent d’une remise de peine après avoir négocié avec le procureur —, ils ouvrirent plusieurs boutiques-hôtels à Manhattan, un concept alors tout nouveau. Malheureusement, Steve Rubell disparut prématurément le 25 juillet 1989, à 45 ans seulement, des suites du sida. Schrager, lui, continua sur sa lancée, construisant un véritable empire de l’hôtellerie. Renommé The Ritz, l’ex-Studio 54 accueillit des concerts à partir de 1988 avant de redevenir un night-club en 1994. Depuis la fin des années 1990, on y joue des spectacles.

Un film censuré puis remonté

Justement, en 1998, le réalisateur Mark Christopher tenta de recréer l’ambiance de folie de Studio 54, avec le film 54 (voici la bande-annonce), où Mike Myers incarnait un Steve Rubell totalement autodestructeur et défoncé, aux côtés de Salma Hayek en chanteuse en mal de célébrité, de Neve Campbell en actrice, et surtout de Ryan Philippe, en serveur et éphèbe prêt à tout pour réussir. Il s’avère que la version sortie au cinéma puis en DVD n’est pas celle qu’avait initialement tournée le réalisateur… La censure est en effet passée par là. Apparemment, la bisexualité du personnage de Ryan Philippe ainsi que les scènes de drogue n’étaient pas du goût du public sélectionné pour voir le film avant sa sortie. Ces tests publics sont monnaie courante aux États-Unis. Il faut dire qu’il s’agissait des clients d’un grand centre commercial. A priori pas vraiment une faune ouverte aux excentricités et expériences en tout genre. 54choqua tellement le bourgeois que Mark Christopher fut contraint par Miramax de couper une partie de son œuvre et de rappeler les acteurs et l’équipe de tournage pour compléter pendant trois semaines le long-métrage avec des images qui ne feraient pas hurler dans les chaumières. Heureusement, depuis décembre 2014, on peut enfin découvrir le director’s cut, c’est-à-dire 54 tel que son metteur en scène avait voulu le montrer il y a près de dix-huit ans. Mark Christopher a totalement remonté son film, ajoutant quarante-cinq minutes inédites. Ryan Philippe est même revenu enregistrer la voix off. De l’avis des critiques, cette version bien plus corrosive dépasse largement son fade ersatz (voici la bande-annonce).

Revivre l’exubérance avec des images et des chansons

Pour en savoir plus sur l’exubérance qui régnait à Studio 54, ce documentaire vous plaira, sans oublier la biographie de Steve Rubell. On dit que « the show must go on », cependant depuis la disparition de Studio 54, aucune autre discothèque n’a réussi à en recréer la magie et la folie. D’autant que la plupart de ceux qui en ont fait un lieu de légende ont quitté eux aussi la scène depuis belle lurette. Il ne reste donc que les images, le mythe et les chansons. Le premier morceau joué à Studio 54 ? « Devil’s gun », de C. J. & Co. And the beat goes on !