Blog

Elise et Otto Hampel, justiciers désespérés à Berlin

 

 

Lutter contre la barbarie nazie par l’écrit anonyme… Résister aux assauts de l’horreur hitlérienne et encourager ses concitoyens à faire de même par la seule et misérable action d’un morceau de carton manuscrit… Le désespoir donne parfois naissance à des actes à la fois magnifiques et vains. C’est l’histoire d’Elise et d’Otto Hampel, un couple de la classe ouvrière berlinoise parti en guerre pour la défense de la liberté. Quel qu’en soit le prix. De 1940 à 1942, ce couple se dressa contre le régime autoritaire et meurtrier du IIIe Reich en rédigeant plus de deux cent trente cartes anonymes, qu’Otto déposait dans des cages d’escalier d’immeubles de Berlin.

Adversaire acharné du nazisme

Vétéran de la Première Guerre mondiale, Otto Hampel naquit le 21 juin 1897 à Mühlbock — un territoire alors prussien, désormais polonais. Après l’armistice, il se fit engager par une usine de fabrication de câbles de Siemens-Schuckert à Berlin, dans le quartier de Reinickendorf, devenant ajusteur. Dans les années 1930, il rencontra Elise Lemme, de six ans sa cadette. Née le 27 octobre 1903 à Stendal, dans le land de Saxe-Anthal, la jeune femme avait quitté l’école après le primaire pour devenir employée de maison.

Après son mariage en 1935, Elise Hampel intégra la Ligue des femmes nationales-socialistes (NS-Frauenschaft), allant même jusqu’à en diriger un groupe jusqu’en 1940. La « drôle de guerre » battait alors son plein en France. Un jour, la nouvelle du décès sur le champ de bataille français du frère d’Elise changea totalement la donne. Totalement sonné par ce retour de bâton, par cette claque de la vie, le couple fit volte-face, se muant soudain en adversaire acharné du nazisme. Mais comment agir ? Comment renverser Hitler ? Comment rallier à leur cause leurs compatriotes ?

Renverser le dictateur

Persuadés de la force de l’écrit, Otto et Elise eurent l’idée désespérée de consigner sur de petites cartes des appels déterminés à la résistance et à la rébellion, dénonçant la folie et la barbarie du régime nazi, puis de les déposer le plus discrètement possible dans les cages d’escalier d’immeubles, le plus souvent celles de leur quartier de Wedding. De septembre 1940 à septembre 1942, le couple rédigea de nombreuses missives pour enjoindre les Berlinois à refuser de se battre et de verser des dons au parti nazi, et surtout pour les encourager à renverser le dictateur fou. Puis Otto, d’une main sans doute fébrile, se chargeait de faire passer la bonne parole, allant d’un immeuble à l’autre. Par exemple, il se demandait sur l’une de ses cartes intitulée « Presse libre » (Frei Presse) : « Que sommes-nous devenus ? Un troupeau de moutons. (…) Nous devrions nous libérer de nos chaînes, sinon il sera trop tard. »

Traqués par la Gestapo

Malheureusement, leur action ne produisit pas l’effet escompté. Loin de là ! Totalement terrorisés par le régime nazi ou plus simplement gagnés à la cause meurtrière et raciste des dirigeants allemands, tous ceux qui trouvèrent ces cartes les jetèrent pour certaines, ou le plus souvent, les apportèrent à la police ! Lancée sur la piste des mystérieux rebelles, la Gestapo passa deux ans à traquer ces derniers, collectionnant avec une frustration grandissante les petits drapeaux sur une carte de la ville, comme autant de preuves du passage sur place des « dangereux » résistants.

Condamnation à mort

Pendant des mois et des mois, Otto Hampel réussit à échapper aux griffes de la police et de tous ceux qui auraient aimé le dénoncer. À plusieurs reprises, il passa très près de l’arrestation. À partir du mois de mai 1942, la police réalisa des progrès majeurs dans l’enquête, grâce à l’entrée en action du service de sécurité de la SS. La présence d’une carte retrouvée dans l’usine Siemens où travaillait Otto, puis la découverte d’une autre dans les environs proches du domicile du couple permirent aux autorités d’approcher de leur but. Et ce fut finalement l’aimable coopération d’une voisine qui permit à la Gestapo d’arrêter les Hampel en septembre 1942. Lors de son incarcération, Otto déclara être heureux d’avoir lutté contre le régime hitlérien et le Führer. À l’issue d’un procès à charge, le couple fut condamné à mort le 22 janvier 1943 pour avoir démoralisé les soldats et fomenté des actes de haute trahison. Otto et Elise Hampel furent guillotinés le 8 avril suivant à la prison berlinoise de Plötzensee.

Un roman pour témoigner

Leur extraordinaire parcours allait-il tomber aux oubliettes ? Avaient-ils lutté et étaient-ils morts pour rien ? C’était sans compter avec le génie littéraire de Rudolf Ditzen, plus connu sous le pseudonyme de Hans Fallada. Son dernier roman, Jeder stirbt für sich allein (Chacun meurt seul ou Chacun meurt pour soi), retrace le parcours étonnant de ce couple simple et sans histoire. Paru en 1946, un an seulement avant le décès de son auteur, Seul dans Berlin a même été qualifié par l’écrivain italien et survivant de l’Holocauste Primo Levi d’un des plus beaux livres jamais écrits sur la résistance en Allemagne contre les Nazis.

Déni de réalité

Comment l’écrivain morphinomane et alcoolique eut-il vent de l’aventure des Hampel ? Le dossier de plusieurs centaines de pages établi par la Gestapo fut confié en 1946 à Hans Fallada par le futur ministre de la Culture de l’Allemagne de l’Est, Johannes R. Becher. Critiqué pour s’être compromis avec la dictature hitlérienne, l’auteur nourrissait peut-être l’espoir de sauver sa réputation avant de mourir. Ainsi, dans son livre, le couple Hampel, rebaptisé Otto et Anna Quangel, est dès le départ opposé à Hitler. Et c’est la mort de leur fils au combat qui leur insuffle la motivation pour lutter contre le régime nazi. Jusqu’aux dernières pages de ce magnifique roman, le couple est décrit comme uni et martyr, jusque dans la mort. Pourtant, la réalité fut tout autre. Une fois emprisonnés, Otto et Elise s’accusèrent mutuellement des faits qui leur étaient reprochés, essayant de sauver leur peau en faisant allégeance au régime nazi et reniant leur action anti-hitlérienne.

Climat de terreur

Il est probable que Hans Fallada n’eut nullement l’intention de faire des Hampel des saints, car selon toute vraisemblance, le dossier de la Gestapo qui lui avait été confié ne comportait plus les pièces compromettantes, celles qui ternissaient la mémoire du couple exécuté. Il reste au final un livre indispensable, qui témoigne du climat de terreur qui régnait pendant la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, poussant les citoyens à se soupçonner constamment, encourageant les plus veules à profiter de la situation, déployant ce qu’il y a de pire chez l’être humain.